dimanche, mai 21, 2006

Julia Kristeva, " Autour du Génie féminin "

(...) Julia Kristeva: " Ce que j'ai relevé chez Hannah Arendt, c'est en effet l'idée du singulier, héritée de Duns Scot : l'enfant est singulier, nous sommes tous des singuliers et célébrons le miracle du singulier. Mais vous avez raison. Pour les trois femmes de mon triptyque, la réflexion sur le singulier est indissociable de celle sur le lien. Ce qui m'a conduite à penser comme trait spécifique de la psycho-sexualité féminine, précisément cette co-présence singularité/lien. Voici deux exemples de liens chez Hannah Arendt et Melanie Klein. Pour Heidegger, l'horizon de la mort et la recherche de la vérité dans la poiêsis de la langue semblent être l'expérience primordiale. Le sage recueille la vérité dans la solitude de son dire que cette solitude déplie. Belle ascèse dont on sait les erreurs politiques. D'une tout autre façon, pour Arendt, la pensée n'est intéressante que si elle devient partageable et elle l'est à deux conditions. D'une part, si la vérité se pense comme une narration qui comprend le poème. On ne dit pas assez qu'Arendt est une des grandes théoriciennes de la narration et c'est ce que mon livre essaye de démontrer entre autres : dans la narration comme action politique. Elle s'est beaucoup intéressée à l'art de narrer qui est, pour elle, la seule façon d'aborder l'horreur. Comme beaucoup de victimes qui ont échappé aux camps, elle pensait qu'il était impossible de parler de l'horreur de ces camps, avant d'affiner son jugement. Seule "l'imagination terrifiée", écrit-elle, est à la hauteur de l'horreur. Cette mémoire de l'angoisse et de la terreur qui se partage avec les autres dans la narration : voilà la manière spécifiquement arendtienne de poser le lien comme condition essentielle de l'expérience humaine, en contrepoint à la recherche d'une vérité en soi et pour soi. (...)"
Julia Kristeva, extrait de l'entretien "Autour du Génie féminin", Le Trait n°10, 2003